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Howard S. BECKER & Robert R. FAULKNER : Qu’est-ce qu’on joue maintenant ?

Le répertoire du jazz en action. (Do you know… ? The jazz repertoire in action – 2009. Traduction de Bruno Gendre). Editions de la Découverte.

Howard S. BECKER & Robert R. FAULKNER : Qu’est-ce qu’on joue maintenant ? Le répertoire du jazz en action.(Do you know… ? The jazz repertoire in action – 2009. Traduction de Bruno Gendre). Editions de la Découverte.

 

Sachant que nous n’avions pas pour but de dépeindre un endroit ni une période spécifiques, toute critique académique sur la constitution de notre échantillon raterait donc clairement sa cible. Cette phrase qui clôt ce document est explicite et ramène le lecteur, profane, amateur averti, musicien, musicologue, à l’essence même de l’ouvrage selon le souhait des auteurs. En effet il ne s’agit pas de développer une thèse alambiquée compréhensible par de seuls initiés et rédigée à l’aide de phrases complexes composées de termes abstraits. Au contraire, le lecteur découvre avec plaisir un ouvrage dont le propos est simple (mais pas simpliste) dans sa narration et accessible à tous. Comme une conférence animée par deux auteurs qui se retranchent derrière une troisième personne, se donnant parfois la parole, et se fondant dans les exemples imagés, comme elle est donnée à tout intervenant invité, qu’il soit nommé ou non. Car si les deux auteurs sont des sociologues de formation, ils sont et restent pour leur agrément des musiciens. Et ce qu’ils décrivent, ils l’ont vécu et donc ne se sont pas contentés comme certains universitaires de recueillir des témoignages puis de les amalgamer, les disséquer, les analyser, et enfin de livrer leurs réflexions froidement. Une chaleur se dégage de cet ouvrage ainsi qu’une sensation, un sentiment de réalisme et de vécu. Comme dans ces biographies de musiciens qui expliquent le déclencheur musical, leurs débuts, le chemin parcouru, leurs hésitations, leurs recherches, leurs besoins, leurs envies, nos deux sociologues se sont penchés sur leurs propres démarches et sur celles de musiciens amateurs ou professionnels jouant dans des endroits souvent confinés. Bars, restaurants, clubs, dancing et autres, dans lesquels les musiciens s’adonnaient à leur art sans que les consommateurs les écoutent. Et lorsqu’ils récoltaient des applaudissements, cela aidait à leur faire monter le moral et les incitait à persévérer. Et c’est bien à ses musiciens, dont certains feront une belle carrière discographique et seront reconnus internationalement, que les auteurs se réfèrent, eux même ayant connu la galère des clubs et autres.

S’inspirant donc de leurs expériences respectives, Becker qui fut pianiste professionnel, et Faulkner trompettiste toujours en activité, nous décrivent le quotidien d’un musicien. Souvent les instrumentistes jouent en petites formations, et sont amenés à effectuer des remplacements, pour diverses raisons. Or comment jouer un morceau que l’on ne connait pas ? De tête, le plus souvent. La télévision n’existait pas à l’époque, ou n’avait pas la prépondérance dans les foyers comme aujourd’hui, et la radio rythmait les jours et les nuits. Surtout les fins de soirées de nos musiciens en herbe qui écoutaient les retransmissions de concert, grâce au nombre de stations diffusant ce genre musical beaucoup plus élevé à l’époque que de nos jours. Dans le noir ils écoutaient donc et essayaient de mémoriser les airs entendus, ne pouvant les retranscrire sur papier, car étant sensés dormir, la lumière était éteinte dans leur chambre. Et c’est ainsi qu’engagés, provisoirement ou non, dans une formation, le leader qui souvent ne possédait pas de partition décidait de jouer tel ou tel morceau. Si le musicien connaissait, il ne lui restait plus qu’à s’intégrer à l’orchestre et jouer d’oreille. Sinon, le leader fredonnait quelques notes, puis le musicien s’adapte comme il peut, et improvise lorsqu’il doit passer en solo. Mais les partitions de deux pages existaient, les sheet music, et parfois ils pouvaient en obtenir, se les prêtant, les échangeant, mais cela ne résolvait pas forcément tous les problèmes. Des carnets de partitions étaient en vente, les lead sheet, mais les musiciens ne les consultaient que pour lire les thèmes, les arrangements n’étant pas adaptés à la formation, à leur style, à leur instrument. Au moins possédaient-ils la ligne musicale et après c’était à eux de se débrouiller. D’autres carnets furent également proposés sous le manteau, les fake books, au grand dam des éditeurs et de l’ASCAP et du BMI, les organismes américains de gestion et de redistribution des royalties auprès des compositeurs. Mais cela servait surtout au leader de proposer des morceaux à interpréter lorsque le répertoire habituel était épuisé. Et le musicien pouvait s’entraîner chez lui, apprendre de nouveaux airs, de nouvelles compositions. De nos jours d’autres supports servent aux musiciens à nouvelles générations, nouvelles technologies. Mais ceci ne constitue que des exemples et bien d’autres sont dévoilés dans l’ouvrage. Les auteurs reviennent aussi les airs interprétés par des musiciens qui composent des formations intergénérationnelles, les plus jeunes ne connaissant pas forcément les standards des années 40, ou du début du jazz. A chacun de s’adapter pour le plus grand bien de tous, car ce sont leurs engagements qui sont en jeu. Et pourquoi tel air plutôt qu’un autre ? Souvent grâce ou à cause de l’influence exercée par l’interprète initial, Chet Baker, Miles Davis…

Cet ouvrage ne se veut donc pas une étude, un essai, un traité, mais comme un livre vivant de souvenirs d’expériences musicales, grâce aux auteurs qui narrent leurs propre parcours mais également avec les témoignages, les anecdotes recueillies, les exemples concrets des uns et des autres. Et cela m’a fait penser aux musiciens des pianos-bar auxquels les clients demandaient d’interpréter tel ou tel air. Parfois le titre suffisait, parfois les pianistes suggéraient à celui qui désirait entendre telle antienne de leur fredonner le début et immédiatement les mains volaient au dessus du clavier et c’était comme si le solliciteur avait mis une pièce dans une boîte à musique et la mélodie s’écoulait pour le plus grand plaisir de tous.

 

Paul Maugendre

 

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