A vingt-sept ans, Eli Cooper est un artiste peintre tendance « néo postimpressionniste » dont le talent est reconnu dans le Village à New-York. Tout le monde lui prédit une carrière de grand avenir, et les critiques ne tarissent pas d’éloges, les galeries l’accueillent comme s’il était le nouvel Edward Munch. Bref une version idyllique de Amour, Gloire et Beauté. Car sa femme Jessie, danseuse dans une troupe de percussionnistes africains est sublime. D’ailleurs ne l-a-t-il pas surnommée sa reine d’acajou, et plus fort encore : « Mon petit canon à moi ». Bref tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si un incident, un accident plutôt, ne venait pas perturber cette belle harmonie. Le décrochage malencontreux d’une poulie lors d’une séance de répétition dans le théâtre où la troupe affine les derniers réglages, et Jessie est mortellement blessée. Arrivé trop tard à l’hôpital où il pensait la voir, recueillir peut-être ses derniers mots, son dernier regard, son dernier sourire, Eli est complètement désemparé. Il fuit à travers rues et s’écroule au pied d’un arbre dans Central Park, ou ailleurs. Lorsqu’il sort de son coma ou de son endormissement cérébral consécutif à ce choc, il est tout étonné de se retrouver dans un champ de coquelicots. Il erre dans les bois, tombe sur une corde attachée à une branche d’arbre. Un gamin noir, habillé de guenilles s’enfuit en hurlant « J’ai vu un monstre ! ». Faut dire qu’avec tous les piercings qu’il se trimbale sur la figure, avec ses dreadlocks, Eli n’est pas d’un abord véritablement engageant. Il se réfugie dans une école et lit la date sur un journal local : jeudi 7 juillet 1938. Désemparé, déboussolé, Eli délaissant son carton à dessin, entreprend d’écrire son journal, narrant ses aventures dans ce territoire qui lui est inconnu et qui s’avère être le Mississippi. Il essaie de se fondre dans le décor, de passer inaperçu parmi les habitants du petit village, de s’intégrer. Il trouve un petit boulot dans une ferme, ce qui lui permet de louer une chambre dans une pension tenue par madame Durning. Cette brave dame est aidée dans le service par deux servantes noires, Ella et Mae. Ella est une jeune veuve dont le mari a connu une bien triste histoire. Mais ce n’est pas le rôle de veuve d’Ella qui trouble le plus Eli, mais bien sa ressemblance frappante avec Jessie.
Durant plus d’un mois nous suivons les tribulations d’Eli et de différents protagonistes qui empruntent eux aussi les failles temporelles, avec des incursions en 1965, et des narrations à plusieurs voix. Eli découvre en 1938 le racisme poussé à son paroxysme, les amours interdites entre Noirs et Blancs, mais aussi les racines, les légendes vivantes du blues, lui qui était déjà attiré par cette musique dans sa vie postérieure. Robert Johnson qui décèdera d’un empoisonnement le 16 aout 1938, d’ailleurs Eli se demande s’il ne pourrait pas influer sur le cours de l’histoire en prévenant le musicien, Howlin Wolf, et quelques autres. Mais il y a aussi Eux, ceux qui paraissent lui en vouloir, dont il ne connait pas la provenance, dont il semble être le seul à se rendre compte de leur présence. Une présence qui pourrait être à l’origine d’une émeute raciale qui sera le prélude à bien d’autres. Une histoire emberlificotée à souhait, parfois déconcertante, surtout l’épilogue, mais prenante, captivante, émouvante, et l’on se demande si l’on est plongé dans la lecture d’un roman noir ou de SF, ou d’un mélange des deux. Une ambiance qui se rapproche parfois de celle des romans de Donald Gaines alliée au fantastique de Ray Bradbury. Il ne manque qu’une play-list en fin d’ouvrage afin de clôturer en beauté la lecture.
Paul Maugendre