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Ernest J. GAINES : Par la petite porte

(Bloodline – 1976 ; Traduit de l’américain par Michelle Herpe-Voslinsky). Collection Piccolo 71 ; Editions Liana Lévi.

« De ma vie, je n’ai connu que deux femmes que j’ai eu la bonne fortune de considérer comme des dames. Amalia est la seconde. Mais il se trouve qu’elle est noire, Félix, et parce qu’elle est noire, elle n’entrera jamais par cette porte. Pas tant que je serais vivant. Parce que, vois-tu Félix, je n’ai pas écrit les règles. Je les ai trouvées en naissant, et je les laisserai en mourant. On les changera, bien sûr ; on les changera, et bientôt, j’espère. Mais ce ne sera pas moi qui les changerai ». Ainsi s’exprime Frank Laurent, le maître du domaine où poussent maïs, coton, canne à sucre et autres plantes du Sud, s’adressant à Félix son vieux serviteur qui passe ses journées à limer, à aiguiser, à affuter les outils agraires. La porte, c’est la grande porte, la porte d’entrée officielle, réservée aux invités, aux Blancs. Les autres doivent emprunter la petite porte, celle dite de service, réservée aux fournisseurs, aux ouvriers agricoles, aux serviteurs, et même à ceux qui sont issus de relations entre une esclave ou une affranchie et le propriétaire de l’exploitation. Et Franck, le Maître, refuse non pas de recevoir Copper, le métis, mais il lui interdit de passer par la grande porte. Après des années passées loin du domaine, Copper revient dans la plantation où il est né et il argue de son bon droit : n’est-il pas le fils de Walter Laurent, le neveu de Franck Laurent ? Une filiation que revendique Copper qui veut qu’on l’appelle Général Christian Laurent, et qui inspecte les végétaux qui poussent sur les terres. Franck n’en démord pas et envoie des hommes afin de mettre à la raison son neveu. Un bras de fer s’engage entre les deux hommes, chacun se retranchant derrière son bon droit, l’un ayant la loi, le droit séculier pour lui, même s’il regrette une législation obsolète, l’autre arguant de sa filiation même si sa couleur de peau n’est pas celle du maître. Un bras de fer entre deux hommes fiers de leurs origines et qui n’en démordent pas d’un iota. L’orgueil prévaut et nul ne veut céder, même si Frank Laurent implicitement se rend compte qu’il est assujetti à une règle injuste à laquelle il ne veut pas déroger. Et c’est toute la ségrégation raciale entre Blancs et Noirs, réduite à deux hommes qui s’affrontent, qui est ici mise en exergue sans jugement de la part de l’auteur. Ernest J. Gaines se contente de décrire une situation, sans violence, sans acrimonie, mais avec force. Un court roman qui n’est pas une revendication, mais comme la photographie de la ségrégation raciale, une condition navrante qui perdure malgré toutes les déclarations démagogiques d’hommes politiques (pas tous heureusement) qui raisonnent en être supérieurs et êtres inférieurs.

Si Ernest J. Gaines, qui a été surnommé le Faulkner noir, plante le décor de ses romans dans le Sud, la Louisiane, chez les Cajuns dans la ville fictive de Bayonne non loin de Bâton-Rouge, dans une période qui oscille entre les années 30 et 70, ce n’est pas par hasard. Lui-même est issu de cette région et a vécu de près ou de loin les scènes décrites, ramassant à neuf ans des pommes de terre dans une plantation, et sa mère repartant aux champs seulement deux ou trois jours après sa naissance, car la saison de la canne à sucre battait son plein. Personnellement je le rapprocherais plus d’Erskine Caldwell, l’auteur entre autre de « Le p’tit arpent du Bon Dieu » et « La route au tabac », avec une sobriété efficace de l’écriture. Mais quel que soit l’auteur auquel on pourrait le comparer, Ernest J. Gaines est et reste Ernest J. Gaines.

 

Paul Maugendre

 

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