Maurin Auxéméry est directeur artistique et programmateur du Festival International de jazz de Montréal. Puisque Jazz Radio était sur place, c'était l'occasion ou jamais de faire ne grande interview afin d'en savoir un peu plus sur les coulisses de son métier et sur celles du plus grands festival jazz du monde.
Vous êtes né en France, pas très loin d'un grand festival de jazz hexagonal. Est-ce que cela qui vous a donné le goût de cette musique ?
Je suis à Auch dans le Gers et j'ai grandi jusqu'à mes 6 ans à Marcillac. Mais j'ai eu la chance de passer de nombreux étés là-bas où mes parents avaient une maison où on allait pendant le festival. Le déclic est venu plus tard de faire du jazz un métier mais mon père était aussi très fan de jazz. A la maison résonnait des gens comme Thelonious Monk. Ensuite, j'ai fait mes classes au festival. J'ai été bénévole comme beaucoup puis j'ai fait un stage. Et quand j'ai eu une vingtaine d'années, j'ai eu ce déclic en me disant : je veux devenir directeur artistique d'un festival, plutôt de jazz. Et la vie m'a amené à le devenir, je m'estime extrêmement chanceux.
On a l'impression que la vie a souvent entendu vos envies et vos souhaits ?
Oui, tout à fait, à plein de niveaux. J'ai, semble-t-il, une bonne étoile. Aujourd'hui, je suis à la tête de la programmation du Festival International de jazz de Montréal qui est un événement que j'aime énormément, que j'ai adopté dans mon coeur. Je travaille ici depuis presque 12 ans et c'est un plaisir renouvelé tous les ans que de travailler sur cet événement qui est un événement majeur, un événement inclusif, un événement qui réunit les artistes, les fans et qui fait en sorte que Montréal devienne une entité unifiée le temps du festival de jazz. Ce n'est pas qu'il y ait beaucoup de clivages ici mais il y a deux univers, le côté francophone et le côté anglophone et le festival réussit à réunir tout le monde grâce à la musique.
Il y a beaucoup de monde dans les rues lors des concerts gratuits et pourtant on ressent une certaine sérénité. C'est très impressionnant vu le nombre de personnes présentes...
Vous soulignez quelque chose de très important qui est culturel. Ici, les gens font la queue pour rentrer dans le bus ou le métro, choses qu'on ne voit pas forcément ailleurs. Et, effectivement, on arrive à faire des déploiements avec beaucoup de monde et tout se passe dans un respect absolu et total. Je n'ai jamais entendu parler de violences ou de pickpockets ou ce genre de choses. On est dans un espace serein. C'est fabuleux et fantastique et j'espère qu'on va réussir à protéger cet espace car il est important. Voir ça en France, ce serait plus compliqué...
Vous arrivez après des maîtres qui ont fondé ce festival, on imagine que c'est une sorte de pression ? Avez-vous hésité quand on vous a proposé ce poste ?
Je suis là depuis près de douze ans, les papas jazz sont partis et c'était naturel que les clés du camion me reviennent parce que j'avais déjà un peu la main sur l'aspect artistique. Mon prédécesseur me laissait beaucoup de latitude sur la programmation. Mais c'est sûr que, quand je me suis retrouvé seul à réfléchir globalement à la programmation du festival, je n'avais pas besoin de faire l'analyse du festival, je savais que c'était une sorte de paquebot. Le plus difficile, c'est de le faire tourner à droite ou à gauche, ce n'est pas évident, c'est quelque chose de massif. Et en même temps, pourquoi changer quelque chose qui marche si bien ? Qui est si bien huilé ? Et ça fait 44 ans qu'il est présenté ainsi avec une partie des concerts en salle qui sont payants et une majorité qui sont présentés en extérieur, gratuitement. Le changement de cap au niveau de la programmation n'est pas un changement majeur mais plutôt une évolution qui s'est opérée avant la pandémie et qui s'est accélérée après la pandémie où on a réalisé que c'était important d'investir dans la gratuité. Parce que la gratuité nous le rend. Quand on a des centaines de milliers de personnes qui se déplacent sur le site, ils participent à nos activités et cela permet de faire ce que l'on appelle ici ces "niaiseries" : de mettre des gros artistes sur scène comme on peut le faire cette avec Cinématic Orchestra gratuitement dehors. On a reçu Hiatus Kaiyote, on a eu Thee Sacred Souls. L'année passée on avait Thundercat, BadBadNotGood... On participe à repopulariser le genre jazz, un courant qui est dans une grande forme en ce moment, avec des jeunes artistes qui montent et qui réinvestissent ce champ-là. Nous, on les aide juste à être entendu par plus de monde. C'est important pour nous qu'il y ait des dizaines de milliers d'oreilles qui écoutent ce genre de musique.
Ce public qui se rend aux concerts gratuits, va-t-il aussi aux concerts payants ? Ou est-ce que ce sont deux publics très différents ?
Il y a toute sorte de public. Depuis quelques années, on constate un rajeunissement du public mais on reste dans une espèce de grand écart assez incroyable. C'est un événement qui est à la fois familial et ouvert à toutes les générations. Hier, dans le backstage pour aller saluer Thee Sacred Souls qui fait un gros tabac sur TikTok en ce moment, il y avait des centaines de jeunes de 15 à 20 ans qui attendaient la sortie du chanteur pour pouvoir lui parler. Et puis, il y a ces parents qui viennent avec leurs enfants. Et il y a 20 ans, 30 ans, ils étaient sur le festival avec leurs propres parents...
En tant que directeur artistique, vous posez-vous des questions différentes d'il y a quelques années comme la parité parmi les artistes par exemple ?
Oui, tout à fait. On a cette réflexion depuis toujours. Même s'il y a eu des erreurs de parcours, on a toujours été un événement extrêmement inclusif. Ce qu'on appelle ici le Gender Balance, l'équilibre homme/femme, fait partie de nos réflexions. Est-ce qu'on vise année après année un 50% ? Non parce que ce n'est pas toujours évident à obtenir mais pour nous, c'est important qu'il y ait une grosse représentation féminine et on arrive à des pourcentages qui sont extrêmement intéressants. Après, ce qui nous importe, c'est aussi la qualité de la musique. On a une série en bas, au studio TD où il y a beaucoup de femmes qui jouent, je pense que c'est de l'ordre de 75%. Ce qui est important, c'est aussi le haut de l'affiche : Terez Montcalm, Norah Jones, Pink Martini, ça aide. Mais au-delà de ça, il y a aussi un point qui est extrêmement important, c'est la diversité. On est un festival qui présente la musique noire. Et les artistes sont représentatifs de cette musique noire. On a plus de 50% de diversité sur la scène principale, c'est quelque chose qui est important pour nous. On ne présente pas nécessairement de la musique noire faite par des blancs. C'est important : on est dans le jazz, on est dans le funk, on est dans la soul, dans le rap aussi donc c'est un point important quand on construit la programmation.
Que vous ne faites pas seul ?
Non, j'ai une super équipe avec moi. Il y a Isabelle Ouimet et Modibo Keita qui sont mes deux acolytes dans le montage de la programmation du festival. Chacun a un profil un peu différent et on arrive tous les trois à un équilibre. Modibo est musicien, joueur de trombone jazz et a beaucoup baigné dans le hip-hop et le R&B. Isabelle est un peu plus "champ gauche" et a des oreilles absolument incroyables. Elle est aussi musicienne, elle joue de la basse. Moi, je suis un petit peu l'aiguilleur, celui qui est en haut dans la tour de contrôle. On fait du bon travail ensemble. Et puis, toute l'année, on se balade pour découvrir des artistes et des groupes. Je suis en train de préparer mon voyage pour le Nancy Jazz Pulsation.. Et il y aura un autre voyage en Afrique du Sud pour rencontrer les organisateurs d'un festival de jazz à Johannesburg afin de découvrir des artistes du cru. Beaucoup de voyages, c'est important parce qu'il y a des bons groupes partout, il faut les découvrir.
Propos recueillis par Benoit Thuret
Texte écrit par Grégory Curot